Notre force, c’est le lien avec nos lecteurs



Quel est votre parcours ?

Matthieu de Montchalin : je suis issu d’une famille de libraires. J’ai toujours voulu exercer ce métier. Après une école de commerce, j’ai travaillé deux ans dans le marketing chez Danone, mais je me suis rendu compte que cela m’intéressait peu. J’ai donc intégré un groupement de libraires indépendants puis, en 1996, à 28 ans, j’ai relevé le défi de reprendre l’Armitière à Rouen. Cette librairie, créée en 1962, avait plusieurs années de succès derrière elle. Il n’était pas question pour moi d’en changer l’ADN.

Nous nous sommes agrandis et spécialisés mais tout en conservant l’esprit de l’Armitière. Parallèlement à cela, je me suis engagé dans le syndicat des libraires et j’en suis devenu président en 2011. Là aussi, il y a un atavisme familial car mon grand-père était très attaché au collectif, à l’entraide. Libraire indépendant ne doit jamais vouloir dire libraire isolé.

Présentez-nous l’Armitière

M. de M. : avec un chiffre d’affaires d’environ 7 millions d’euros en 2015, en croissance de 6 %, et 38 salariés, l’Armitière fait aujourd’hui partie des 25 plus grandes librairies indépendantes françaises. Elle se compose de deux espaces éloignés d’une centaine de mètres, rue Jeanne d’Arc à Rouen. L’un est consacré aux livres et à la presse, l’autre aux jouets et à la papeterie. 85 % de l’activité est réalisé par la vente de livres.

Quelle est la recette de votre succès ?

M. de M. : tout d’abord, le marché du livre en France résiste bien. Il s’est certes effrité entre 2008 et 2013, avec des baisses autour de 1 % par an, mais sans jamais s’effondrer. En 2015, il a progressé de 1,5 %. La librairie indépendante, elle, a progressé de 2,7 %. Sur une plus longue période, elle s’est toujours mieux comportée que le marché même pendant la crise. Ce sont les chaînes qui ont le plus souffert. Concernant l’Armitière, notre modèle commercial repose sur trois piliers. Tout d’abord, notre localisation en centre-ville, qui nous permet d’être dans la vie culturelle de la ville. Ensuite, le large choix proposé avec près de 90 000 titres différents. Et enfin, le conseil avec une équipe nombreuse, passionnée et performante. Nous faisons du conseil l’un de nos grands arguments de vente. C’est avant tout la valeur humaine qui fait l’authenticité de notre métier et les clients sont en recherche de cette authenticité.

Et vos faiblesses ?

M. de M. : ce sont justement ces trois piliers qui sont sources de vulnérabilité. Notre localisation en centre-ville entraîne des loyers élevés, notre large référencement nécessite du stock, donc l’immobilisation de sommes importantes. Enfin, le conseil impose des équipes nombreuses et spécialisées, donc des charges de personnel élevées. Les librairies indépendantes sont les commerces de centre-ville les moins rentables et l’Armitière ne déroge pas à la règle. Notre force commerciale est à contrebalancer avec notre faiblesse financière. Nous exerçons un métier d’équilibriste…

Presse, papeterie, jouets : d’où est née l’idée de cette diversification ?

M. de M. : il s’agit pour nous d’un véritable relais de croissance. Nous ajoutons des cordes à notre arc sans pour autant changer de métier. Certains segments de l’activité de libraire sont structurellement orientés à la baisse comme le scolaire et l’universitaire. J’ai donc créé successivement ces diversifications. Ces activités doivent être génératrices de marges supérieures à celles dégagées sur le livre, notamment sur le jouet et la papeterie. Avec un positionnement haut de gamme, nous ne nous battons pas sur les prix. Pour la presse, les marges unitaires sont plus faibles mais cela génère un trafic important pour la librairie. 15 % du chiffre d’affaires de l’Armitière sont aujourd’hui réalisés, à parts égales, entre ces trois nouvelles activités. C’est une démarche que nous cherchons à développer, mais de manière raisonnée et rentable.

Sur le livre, craigniez-vous la concurrence d’Amazon ?

M. de M. : non, car si Amazon pèse aujourd’hui un peu plus de 15 % du marché, soit une part de marché équivalente à celle de la Fnac, la librairie indépendante, elle, représente 43 % du marché. On est dans un cas de figure où ces concurrents sont certes redoutables, car ils ont une force de frappe importante, mais ils n’ont pas mis fin à notre modèle. Du fait du prix unique du livre, les arguments que nous mettons en avant sont très bien reçus par les clients. Notre force, c’est le lien que nous entretenons avec nos lecteurs. C’est ce qui me rend optimiste. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai pas hésité l’année dernière à investir plus de 600 000 euros pour des travaux importants dans ma librairie, notamment en matière d’accessibilité. C’est aujourd’hui un véritable atout commercial. Je le mesure tous les jours vis-à-vis notamment des jeunes parents avec poussette et des personnes âgées qui ont du mal à se déplacer.

L’Armitière, un lieu de vie culturel ?

M. de M. : tout à fait. C’est un élément essentiel de la façon dont je conçois mon métier. Ma librairie est un lieu de rencontre, d’échange, de réflexion et de diffusion d’idées. Nous organisons environ 70 rencontres avec des auteurs chaque année. Cela fait vraiment partie des marqueurs de l’Armitière. C’est un budget très important, d’environ 100 000 euros. Ce n’est pas rentable, mais on ne le fait pas pour cela. On le fait parce que c’est ainsi que nous concevons notre métier de passeur. Notre métier, c’est de faire découvrir des auteurs en permanence à nos lecteurs et de leur permettre de les rencontrer. Un petit millier de Rouennais assiste chaque année à ces rencontres et ce sont des relais en termes d’image et de prescription qui sont essentiels pour l’Armitière.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

M. de M. : avec optimisme ! Je pense que notre nouvelle organisation spatiale, avec toute la librairie dans un même bâtiment qui est beau, qui donne envie, dans lequel on a installé des canapés où les gens peuvent passer une heure ou deux à feuilleter des livres, va accroître notre positionnement de commerce de centre-ville où l’on aime prendre son temps, se poser, à l’opposé de bon nombre de commerces où tout est fait pour aller plus vite. Et cela correspond bien au souhait de nos clients de revenir à une certaine forme de proximité, d’authenticité. L’Armitière a pris ce tournant-là depuis un moment et avec les travaux réalisés, nous l’avons matérialisé aux yeux du public. Depuis 20 ans à la tête de l’Armitière, je fais en sorte, et cela me tient à cœur, d’être un libraire pour tous les Rouennais et surtout pas un lieu intimidant réservé à quelques-uns.

Fiche d’identité
Dénomination : L’Armitière
Activité : Librairie indépendante
Siège : Rouen (76)
Chiffre d’affaires : 7 millions d’euros en 2015, en croissance de 6 % vs 2014
Effectif : 38 personnes
Surface commerciale : 1 450 m² dont 500 m² dédiés aux jouets, à la papeterie et à la presse

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